WALDEN
Saffron Walden est une petite ville de l’Essex d’environ 15000 habitants, située au sud-est de l’Angleterre. Il y a 1000 ans toutefois, à la veille de l’invasion Normande décidée à une centaine de miles plus au sud à la bataille de Hastings, la bourguade n’était qu’un manoir prospère tenu par le puissant Angar, Maitre des Chevaux du roi Edouard le Confesseur (troisième position dans la maison royale de l’époque).
Après la Conquête et à la mort d’Ansgar, Guillaume le Conquérant avait attribué ce domaine et deux autres voisins (Sawbridgeworth et Waltham) à Geoffroy (I) de Mandeville (originaire de Manneville en Seine Maritime), faisant de lui le 7° plus riche baron du nouveau royaume. Gardien de la Tour de Londres et shérif de Londres, Goeffrey fit construire à Saffron Walden son premier château, une levée de terre surplombée d’un donjon, protégeant un hameau ceint d’une palissade situé en contrebas, un modèle commun de fortifications à l’époque (image).
William, fils de Geoffroy, Gardien de la Tour par héritage, se vit confisquer ces terres par le roi Henri I autour de 1103, en attendant qu’il s’acquitte d’une amende exorbitante de £2200, conséquente à sa trahison (ou à son laxisme), ayant laissé échapper de la Tour un important prisonnier politique. Il lui faudra attendre que son fils, Geoffrey (II), rentre dans les bonnes grâces du roi Stephen, successeur controversé d’Henri, pour que les terres et les fonctions de maintien de l’ordre reviennent dans la famille. Stephen fera alors de Geoffrey fils le Ier comte d’Essex en 1125, puis shérif du Middlesex, d’Essex et du Hertfordshire, fonctions qui passeront plus tard à son fils. Pendant l’Anarchie, entre 1125 et 1141, où la couronne est disputée entre le roi Stephen et Maud (Mathilde), la fille du défunt roi Henri, sa cousine, les affaires de Geoffrey prospèrent et il renforce les défenses du château en le reconstruisant en pierre et en y ajoutant une grande tour, encore visible aujourd’hui à Saffron Walden. Las, la vie du dévoué Geoffrey à la cour du Roi aurait pu rester simple et prospère sans les machinations ambitieuses du TURGIS qui nous intéresse ici…
Au couronnement d’Henry Ier Beauclerc (le plus jeune fils de Guillaume) en l’an 1100, certains Normands de l’Ouest sont tellement présents à la cour qu’ils étaient probablement déjà à son service dès avant 1100. C’est notamment le cas de Rualon d’Avranches, né en 1070, qui en 1102 était déjà en possession d’un des manoirs fortifiés du comte de Kent, Odon de Bayeux, demi-frère de Guillaume le Conquérant. Rualon, dès 1106, avait acquis par mariage avec Mathilde d’Avenel le très lucratif et stratégique fief de Folkestone, près de Douvres (sur le territoire duquel s’était tenue en 1066 la bataille de Hastings). Il était également devenu par la même Lord d’Okehampton, et shérif du Kent et du Devonshire, un territoire considérable qui le tiendra assez éloigné de la cour. Le cadet de Rualon est TURGIS d’Avranches, qui de fait ne possède rien.
Une des filles de Rualon serait Denise de Subligny (née d’Avranches vers 1115). A noter que ce TURGIS d’Avranches n’est pas la même personne que l’évèque TURGIS d’Avranches, qui a vécu exactement à la même époque (évèque de 1094 à 1129) et a eu des liens étroits avec l’abbaye de Subligny. Aucun lien de parenté ne peut être établi entre les deux TURGIS, ou le troisième ayant vécu à la même époque et dans la même région, TURGIS (II) de Tracy dont le nom figure sur une charte signée par l’évèque.
Par le peu de traces qu’il ait laissé dans l’Histoire, il apparaît que TURGIS d’Avranches ait toute sa vie durant aspiré à accroître son pouvoir et ses richesses, jalousant peut-être son frère aîné, et très certainement le précité Geoffroy de Mandeville, son supérieur à la cour, mais avec nettement moins de panache ou de finesse, ce qui le conduira à une ruine prématurée et à un manque cruel de descendance. Voyons comment.
Dans les Pipe Rolls de 1130, sorte de relevé de taxes, TURGIS d’Avranches déclare le paiement de 300 marks d’argent, 1 mark d’or et un cheval de guerre pour l’acquisition de la terre de Wimarca, veuve d’Hugh d’Auberville, et pour la garde de son fils William jusqu’à son vingtième anniversaire. En mariant la veuve, TURGIS espère tirer des profits confortables du domaine reçu en dot. Le pari aurait pu être le bon, car quelques 35 ans plus tard, William d’Auberville possédait assez de terres pour financer 4 1/2 chevaliers à William d’Avranches, le baron de Folkestone, son seigneur, fils de Rualon d’Avranches, et les d’Auberville, originaires du Calvados (entre Dauville et Cabourg) ont laissé en Angleterre une nombreuse descendance qui court jusqu’à aujourd’hui. Malheureusement, TURGIS n’aura contribué à rien de tout celà.
Après 1130, TURGIS continue ses acquisitions. Dans une charte de 1142, Stephen, roi d’Angleterre, confirme par exemple la donation faite par TURGIS d’Avranches à l’ordre des Chevaliers du Temple d’une partie des terres du manoir de Hensington (situé dans les environs d’Oxford) en sa possession depuis au moins 1140 (on ne sait pas comment il a acquis ces terres). Cette donation ne prendra finalement pas effet suite à sa capture en 1145.
A l’époque de cette donation, les personnages dominants à la cour du roi Stephen autour de 1142 étaient un petit groupe de curiaux (administrateurs de la cour, chargés de son fonctionnement). Parmi les 17 noms retenus à travers les chartes du roi qu’ils ont co-signées se trouvait TURGIS d’Avranches, connétable du Roi. Il n’avait pas rang de magnat à la cour, mais comme d’autres parmi le second cercle, désirait sans doute s’y hisser, au prix d’une loyauté parfois fluctuante et de complots de palais visant à destituer les aristocrates du premier cercle de leurs biens pour s’en emparer.
Les auteurs de la Gesta dépeignent Geoffrey de Mandeville en termes plutôt flatteurs, le présentant entre 1135 et 1143 comme loyal et ardent serviteur du roi, se substituant à lui dans bien des transactions et étant respecté dans ses commandements. Il avait bien temporairement rejoint les alliés Angevins de l’empresse Maud en 1141 mais avait assez vite compris l’inaptitude de celle-ci et rejoint les rangs du roi. Cette allégeance empressée faisait de Geoffroy une cible privilégiée des machinations des TURGIS d’Avranches et autres envieux, ce dont Geoffroy semblait inconscient, tout du moins jusqu’à fin Septembre 1143, où il se trouva, de façon totalement inattendue, arrêté par la garde et emmené au cachot avec menace de pendaison à la Tour de Londres s’il ne rendait immédiatement au roi non seulement sa personne, mais aussi ses possessions historiques de Pleshey et Saffron Walden. Floué, Geoffroy ne se montra guère coopératif et le roi dut envoyer son rival local le comte William d’Arundel prendre possession de Pleshey et son connétable TURGIS d’Avranches saisir le château de Saffron.
Une fois sans terres et donc jugé inoffensif, le roi fit preuve d’une grande naïveté et libéra Geoffrey. Mais faisant jouer ses alliances, sa nombreuse famille et l’influence qu’il avait imprimée sur ses anciens administrés, Geoffrey, furieux, rassembla une force considérable, et profitant de l’anarchie provoquée par la guerre fratricide entre Stephen et Maud l’Empresse, ravagea toute une région au nord de l’Essex pendant pour ainsi dire un an, allant jusqu’à piller la ville de Cambridge – terre du Roi – ses églises, ainsi que quelques monastères bien gras, se voyant de fait excommunié par le pape. Construisant de proche en proche tout un réseau de relais et fortifiant les monastères confisqués pour remplacer ses châteaux confisqués, Geoffrey, en moins d’un an, s’était construit un petit royaume bien à lui au cœur de l’Angleterre, qu’il pouvait administrer (c’est à dire piller) à loisir, au prix apparemment jugé peu élevé de son éternelle damnation et au nez et à la barbe de la couronne. En Août 1144, Geoffrey tombera finalement sur un os, tentant de prendre la place forte de Burwell construite à la hâte par le Roi pour arrêter le trublion. Une flèche perdue le touchera au front alors qu’il avait enlevé son casque pour s’aérer dans la chaleur de la bataille. L’infection le gagnera jusqu’à le terrasser le 26 Septembre 1144, alors que ses clercs rédigeaient furieusement des chartes de donations de ses possessions à l’Eglise en échange du pardon de ses péchés. Il ne sera enterré par les Templiers de Londres qui eurent la garde de son corps que 18 ans plus tard après que son excommunication eut été annulée.
Après la mort de Geoffrey, Stephen confie définitivement la garde du château de Saffron à TURGIS d’Avranches, qui s’y installa en se frottant les mains. Un an plus tard en 1145, se sentant en confiance à l’abri de ses murs, peut-être poussé par la perte de la tutelle de William d’Auberville et du domaine qui lui était associé, et dans un élan plutôt désespéré compte tenu de la destinée de l’ancien propriétaire, TURGIS jugera opportun de prendre lui aussi congé de la tutelle du roi en réclamant le château pour son propre compte. Mais TURGIS n’es pas Geoffrey; il n’a ni l’influence ni les moyens de ses ambitions. Le roi met le siège devant Saffron, lui sommant de se rendre avec tous ses biens sous peine de pendaison, ce qu’il obtient sans trop se fatiguer. Une charte de 1146 rédigée à Canterbury voit TURGIS comme signataire en tant que témoin, pouvant indiquer qu’il serait revenu dans les faveurs de la couronne. L’Histoire ne dit pas s’il récupéra ses quelques terres ou comment il finira sa vie.