TURGISIERES
Les Vikings se sont installés en Normandie, provenant essentiellement de deux régions : la Norvège, via l’Irlande et l’ouest de l’Angleterre, et le Danemark, directement ou via l’est de l’Angleterre, alors incorporé au Danelaw (territoire Danois). Ils ont laissé peu de traces de leur culture, excepté par la typonomie des lieux qu’ils ont occupé, qui permet d’estimer la densité de peuplement Viking de la Normandie, comme présenté sur la carte.
La première invasion du Cotentin survient en 871, par le nord-est : les Normands, descendus par la Vire, pillent et détruisent le monastère de Saint-Fromond, dans le bocage de Saint-Lô. Puis en 886, les Vikings débarquent à l’ouest et Coutances est détruite lors de leur remontée sur Saint-Lô. Quatre ans plus tard, les Normands (re)massacrent les habitants de Saint-Lô et tuent Listus, ancien évêque de Coutances. L’embouchure de la Vire, marécageuse, ne devient pas un centre de peuplement Viking direct très dense. Par contre, l’embouchure de la Sée, à l’ouest de Coutances le devient.
En 911, Rollon obtient du roi de France Charles le Simple le comté de Rouen en échange de la défense de Paris et du royaume contre les attaques Viking, créant l’embryon de la future Normandie. En 933, les Vikings de Normandie s’approprient finalement le Cotentin et l’Avranchin aux dépens des Vikings de Bretagne commandé par Incon de Nantes. Cette année-là, le roi Raoul de Bourgogne est contraint de céder au prince des Normands Guillaume Longue-Epée, fils de Rollon, la « terre des Bretons située en bordure de mer ». Cette expression désignait le Cotentin et sans doute aussi l’Avranchin jusqu’à la Sélune dont c’était alors la frontière sud. La toponymie suggère que l’Avranchin et une partie du Bessin (autour de Bayeux) ont été peu touchés par l’installation directe des colons nordiques.
Dans sa version latine, le nom originel THORGILS est le plus souvent orthographié TURGIS, et moins souvent TOURGIS. Très fréquemment, les localités fondées par les guerriers ou chefs de clans Vikings plus importants ont souvent été nommées à partir du patronyme du fondateur suivi de « ville », du latin « villa », résidence. Ainsi par exemple, TURGISVILLE (Thorgils villa – 1023) est l’ancien nom de la commune actuelle de St-Jean de la Rivière sur la côte nord-ouest du Cotentin. A contrario, Gouville, plus au sud sur la côte, pourtant au coeur de la région densément colonisée, a conservée son nom d’origine Germanique issu des invasions antérieures (Godulf Villa, contraction de God Wulf, « dieu » et « loup »), le village voisin d’Anneville (Ásleikr villa) est indubitablement Danois alors que Blainville reste indéterminée (possiblement Danois ou Germanique). Les autres localités identifiées dérivant de THORGILS sont Torgisval (1180) près de Saint–Vaast–d‘Équiqueville au sud de Dieppe, et le vieux prieuré de Torgistorp (1150) à Clitourps (à l’est de Cherbourg).
Plus tardivement, probablement fondés par de plus petits propriétaires terriens lors de la colonisation de l’intérieur des terres et de l’expansion de l’influence culturelle Viking (mais pas forcément de l’installation directe de colons fraîchement débarqués), des hameaux ont été fondées autour de fermes ou de petits fiefs le plus souvent, avec une toponymie en « ière » (du bas-latin aria peut se traduire par propriété quand associé à un nom de famille). L’exemple qui nous intéresse ici est La Turgisière, dont on trouve pas moins de 15 dans la région. Alors que les membres de la moyenne et haute noblesse verrons rarement leur prénom converti en patronyme familial, mais plutôt leur nom de terre, ie la ville où ils ont leur fief, auquel cas ils prennent une particule, comme l’illustre les quelques cas identifiés pour Turgis de Tracy, Turgis de Hauteville, Turgis d’Avranches…, les familles plus modestes, installées dans ces « TURGISIERES » ont de grandes chances d’avoir donné naissance au patronyme moderne de TURGIS après le XIIIème siècle (ou vice-versa!), et sont des foyers potentiels de nos lointains ancêtres.
Est-il possible, en examinant cette toponymie, et en la croisant avec la recrudescence des (pré)nom TURGIS, identifiés au plus tôt après les invasions Viking, de déterminer un ou des territoires précis d’où nous pourrions être originaires? La carte ci-après regroupe tous ces endroits identifiés en Normandie, soit portant ou ayant porté directement le nom « Turgis » ou « La Turgisière » et dérivés (en jaune si encore actuels, ou orange si abandonnés), ou bien ayant été le fief d’individus ayant porté le nom TURGIS, ou encore là où ils avaient des terres ou des possessions (en bleu). Les localités dérivées de Tourgis sont en Vert (suggérant des racines différentes pour les deux noms!). Les points noirs marquent les villes associées à des généalogies de familles TURGIS avant 1700. On constate une concentration très élevée de TURGIS dans un rayon de 20km autour de Coutances avec une présence dans 20 communes limitrophes, comptabilisant des centaines d’individus sur plusieurs siècles! Nulle part ailleurs en Normandie on ne trouve une telle concentration. Mes propres ancêtres sont traçables jusqu’à Montpinchon, au coeur de cette zone.
En combinant les emplacements identifiés sur cette carte avec les origines et les logiques de peuplement de la région, on peut peut-être identifier deux groupes distincts de foyers, le premier en arc de cercle passant par Avranches, Vire, et St Lô et le second, probablement d’origine distincte, couvrant la côte Nord et la presqu’île, de Graye à Bayeux et Turgisville, la ville de Tourgéville plus excentrée faisant exception. Dans la région ouest, on voit deux épicentres de population dense avant 1700:
- au sud, autour de Subligny, siège de la puissante famille derrière l’élection de TURGIS à l’évéché d’Avranches, montrant une forte densité de localités; Un TURGIS d’Avranches, ayant trahi la confiance du roi Stephen d’Angleterre est également originaire de cette région.
- entre Hauteville-la-Guichard, famille d’origine de TURGIS de Rota, fondateur du royaume de Sicile, et Savigny ou l’évèque TURGIS a fondé une abbaye, montrant une très forte densité familiale;
Le seul TURGIS de renom identifié pour le moment sur la côte Nord est un ancêtre de la puissante famille de Grey né à Graye sur Mer ou à Luc sur Mer vers 980.
Aucune généalogie identifiée de familles TURGIS de Normandie ne semble à ce jour passer l’année 1560 (avec un certain Nicolas TURGIS de Montpinchon), ce qui laisse un gouffre potentiel de 400 ans entre les plus récent Turgis « prénom » identifié (1168) et les plus anciens Turgis « nom », alors que la « conversion » s’est produite en France vers le XIIIe siècle. Mais il y a une exception.
En effet, curieusement à première vue par la date et par le lieu, le premier individu formellement identifié portant le nom de famille TURGIS au sens moderne du terme, un certain Pierre TURGIS (Peter Turgisius) dont on ignore tout et qui n’est formellement ou non relié à aucune généalogie contemporaine, date de 1143, année où il signa comme témoin une charte à l’abbaye de Pontigny, près de Sens (Yonne), c’est à dire aux antipodes de la Normandie. Or, à moins de 25 km de cette abbaye, on trouve la commune de Turgy, dont Pierre Turgis pourrait donc être originaire. C’est la seule commune de France en dehors de la Normandie portant un nom qui peut être dérivé de Thorgils, alors que toutes les localités environnantes sont éthymologiquement d’origines Romaines ou Burgondes… Alors, Viking ou pas Viking?
La commune est identifiée comme Turigeius en 877 (cart. gén. de l’Yonne) puis Turgeyus en 1036 (cart. gén. de l’Yonne) et Turgeius en 1179 (Gall. christ. Inst. t. IV, p. 189). Or selon l’histoire bien établie des invasions Vikings, c’est en Décembre 885 que les Vikings, payés pour quitter le siège de Paris, fondent pour la première fois sur la Bourgogne et l’Oise au lieu de rentrer chez eux.
Légende: Fanions et lignes bleus: trajectoires d’invasions Viking de 885 à 911; Fanions oranges: fief de Turgy et de Tourny. Vert: abbaye de Pontigny. Noir: bataille de 898.
La ville de Sens leur résiste, mais Joigny succombera (voir carte). A partir de là, la flotte se scinde en 2 à Joigny, les uns se glissent sur l’Armançon puis le Serein et l’Ouanne (lignes bleues)– Saint Florentin et Tonnerre sont anéanties-, les autres remontent vers Auxerre qu’ils transforment en un immense brasier, investissent la Cure vers le Morvan, dévastant Vermenton, Accolay, Lucy et Arcy-sur-Cure, seule Avallon protégée de hautes murailles, tiendra. Invaincus, ils s’installent alors durablement dans la région. Le 28 décembre 898, c’est la bataille de l’Armançon, entre les villes de Tonnerre et Montbard ou bien à Flogny (fanion noir), au cours de laquelle l’armée de Richard le Justicier affronte les hommes du Nord. Décimés, ces derniers refluent sur l’Armançon du côté d’Ancy-le-Franc et seront finalement défaits à Saint Florentin. Les vikings continueront encore 12 ans de menacer les vallées de la Cure et de l’Yonne, mais apparemment ne s’installeront pas, pour finalement refluer sur la région cédée à Rollon, plus sûre.
Malgré la similitude toponymique et la présence assez longue des Vikings dans le secteur, l’origine Normande de la localité Turgy, et des Turgis locaux, est donc à exclure. La localité a en effet produit deux branches familiales qui se distingueront au XVIe et XVIIe siècle, les St Etienne de la Tour, fondateurs de l’Acadie et les Colbert-Turgis, par mariage avec la famille de Jean-Baptiste Colbert, ministre de Louis XIV, qui perdurent jusqu’à nos jours. Si la région a produit des TURGIS au moins depuis 1147, voir possiblement deux siècles plus tôt, de nombreux Turgis de Paris, de l’Oise et du sud de la France pourraient fort bien être rattachés à cette souche et non à la souche Normande!
A la suite de ces recherches, il est donc assez tentant de penser que les ancêtres de la plus grande partie des TURGIS de France sont quelques guerriers ou chefs Vikings ayant porté ou honorés par héritage le nom THORGILS francisé en TURGIS, suffisamment importants pour avoir laissé leur nom à une ville de bord de mer ou pour avoir fondé des familles assez puissantes ou nombreuses pour porter leur nom jusqu’au XIIIème siècle et l’officialisation des patronymes par le clergé. Ils se sont établis en bord de mer, à Turgisville au nord-ouest, à Gray sur Mer sur la côte Nord, dans la baie de la Sienne près de Coutances à l’ouest, et enfin et plus à l’intérieur des terres sur la Sée en amont d’Avranches au sud-ouest. Les trois estuaires, respectivement de la Gerfleur (un nom bien Normand), de la Seulles et de la Sienne ont un point commun: la mer y forme une anse en crochet qui peut permettre de cacher la présence d’un village depuis la haute mer, tout en permettant de voir venir un assaillant sans être vu. L’embouchure de la Sienne à Avranches n’offre aucune protection à cause des marées et est exposée à un point de vue imprenable depuis le Mont Saint Michel.
Entre 871, date de la première invasion, et ca. 980, date d’apparition dans l’histoire des premiers TURGIS d’une certaine noblesse d’actes sinon de fortune, le nom s’est transmis, les familles ont grossi à partir ce ces noyaux, fondé des fermes et puis des hameaux, puis grossi encore pour former les concentrations de familles identifiées au XVIIème siècle. De son côté, la localité bourguignone de TURGY en a fait de même, produisant la seule branche « de Turgis » de la famille.
6 réactions au sujet de « TURGISIERES »
Bonjour à tous, il existe, sur la commune d’Annoville-Tourneville (Manche),dont je suis originaire et ou l’on constate la présence de plusieurs famille Turgis ,apparentées ou pas, un » village Turgis ».
Merci du tuyau!
Intéressant et bien documenté. Effectivement Turgy est d’après les formes anciennes un nom de lieu gaulois ou gallo-romain en -acum, suffixe qui a régulièrement donné -y dans le nord de l’hexagone. La forme de l’ancien français Tur(e)gei, typique des toponymes en -acum, a été latinisée pour les anciens textes écrits en latin. Il s’agit donc d’une simple homophonie entre la forme actuelle Turgy et le patronyme Turgis.
Merci pour ce commentaire très constructif. Le seul village portant aujourd’hui le nom Turgy se trouve dans l’Aube. D’après vos connaissances est-ce que les mêmes règles de terminaison s’y appliquent aussi?
Bonjour Drieu
Actuellement je recherche celui qui aurait bâti cette maison sise au hameau Drieu sur un acte de décès on y parle même du village de Drieu. Et en effet Régnéville était le port ancien le plus près du fief de la famille de Pirou, compagnon de Guillaume le conquérant su la paroisse de Montpinçon. Son fils s’était noyé lors du naufrage de la Blanche nef à barfleur;
merci
Bonjour,
Petite rectification : c’est l’embouchure de la Sée et non de la Sienne qui se trouve à proximité d’Avranches.
La Sienne, elle, se jette dans la Manche au havre de Regnéville. Pour information, le guet s’y faisait sur la colline de Montchaton depuis l’époque des Romains ( présence d’un « camp de César »)