ABRINCIS
Avranches (Manche), le 26 Janvier 1094. TURGIS, un individu aux origines non formellement documentées, est consacré évêque d’Avranches et du Mont St Michel, dans un contexte politique troublé.
Il succède à la tête du diocèse à Michel Ier, un italien qui a avait été précédemment chapelain de Guillaume le Conquérant, membre important de l’entourage ducal et « homme de grande érudition ». La fin de l’épiscopat de celui-ci avait été marquée par l’accord, survenu en mars 1088, par lequel Robert Courteheuse (fils de Guillaume et duc de Normandie), déchu de sa tentative de prendre de force le trône d’Angleterre à son frère Henri Ier (Beauclair), céda à Henri le Cotentin et l’Avranchin, y compris la ville d’Avranches. La vente aura des conséquences profondes pour la région, qui, se trouvant coupée du reste du duché de Normandie, fut des années durant, tant que les barons étaient divisés dans leurs allégeances à tel ou tel prétendant au trône, l’objet de pillages et exactions diverses envers l’Eglise. De fait, les relations entre Courteheuse (« courte botte », regard à la petite taille du duc) et TURGIS semblent avoir été difficiles. Celles avec Henri Ier ont été plus cordiales, mais néanmoins assez rares.
On note qu’après la prise de Jérusalem (15 juillet 1099), Robert Courteheuse revint en Normandie avec une épouse ramenée d’Italie du Sud, Sybille de Conversano, fille du comte normand Godefroi de Conversano, un neveu de Robert Guiscard (originaire de Hauteville), et donc parente de TURGIS dit de Rota.
Les ancètres de l’évèque TURGIS ne sont pas formellement connus. H.W.C. Davis a identifié un TURGIS capellanus qui apparait dans une charte royale émise par William Rufus à Douvres le 27 Janvier 1091 comme le future évèque d’Avranches. L’historien Charles Haskins a daté une charte émise par Ivo Taillebois à 1094, persuadé que le Turgis capellanus regis qui signa cette charte était la même personne. Bien que la prévalence du nom dans la région rendent ces conclusions un peu précaires, le fait que TURGIS ait été précédé et succédé par des chapelains royaux rend la connexion bien tentante.
Sa candidature à l’évéché a vraisemblablement été soutenue par la puissante famille locale de Subligny (village situé à 10 km d’Avranches), qui dominaient alors les affaires éclésiastiques de la région. Les Subligny ont eu une trajectoire très similaire à celle des Tracy, le premier Subligny connu ayant combattu, comme Turgis de Tracy auprès de Guillaume le Conquérant, une branche de la famille s’étant établie en Angleterre dans le Devon, la Cornouaille et le Sommerset, le reste de la famille restant en Normandie. Turgis II de Tracy (1070 – ?), petit-fils de Turgis, co-signa en 1110 une charte marquant la cessation au diocèse d’Avranches de terres boisées situées à La Lucerne d’Outremer, et du moulin voisin de Champrepus. Aygulphe de Subligny fondera à la même période la première église de la future abbaye de La Lucerne.
L’évèque TURGIS créera d’ailleurs le poste de doyen du chapitre de son église et le confiera à Robert de Subligny. Les deux parties tirèrent des bénéfices substantiels de ce poste, permettant notamment aux Subligny de renforcer leur présence et influence auprès d’Henri Ier et de la cour d’Angleterre pour les 50 années qui suivirent.
L’évèque TURGIS, jouera un rôle de premier plan en 1112 dans la fondation par Raoul de Fougères de l’abbaye de Savigny, près de Hauteville, à laquelle il fait don de six églises. La charte de fondation de l’abbaye est signée du roi d’Angleterre Henri Ier Beauclerc.
Le site de la première église cathédrale avranchinaise est incertain. L’absence de fouilles ne permet pas de dater la construction de ce premier édifice, ou son implantation. Le site le plus probable est celui de l’église Saint-Gervais-Saint-Protais, l’église la plus ancienne de la ville. Suite aux invasions des Normands pendant le ixe siècle, la cathédrale avait été abandonnée.
Elle réapparaît pour la première fois dans les textes en 1025, au moment de sa reconstruction sous l’épiscopat de Maugis (vers 1022 – vers 1026). À cette époque, la Normandie assiste à la reconstruction de chacune des cathédrales de ses six diocèses. Si le duc de Normandie Richard II (996 – 1026) soutient le projet financièrement et politiquement, l’évèque Maugis aura été le véritable promoteur de ce vaste projet architectural. L’évèque Hugues (vers 1028 – vers 1060) poursuit la construction de la cathédrale, dont les parties les plus importantes sont achevées sous son épiscopat. La cathédrale d’Avranches sera enfin consacrée, après un siècle de travaux, le 17 septembre 1121 sous l’évéché de TURGIS, en présence du roi Henri Ier.
TURGIS assiste aux synodes tenus à Rouen en 1096, 1118 et 1128. Le au Mans, il bénit l’union de Geoffroy (1113-1151), surnommé Plantagenêt, comte d’Anjou et du Maine, et de Mathilde (Maud) l’Emperesse, la fille aînée et seule héritière légitime du roi Henri Ier d’Angleterre, conséquence du décès de son frère Guillaume Adelin le lors du naufrage de la Blanche-Nef au large de Barfleur. À la mort de son père, le cousin de Mathilde, Étienne (Stephen) de Blois, la dépossède de son héritage en usurpant le trône d’Angleterre. Cet événement conduira à une guerre civile ouverte en Angleterre qui est parfois appelée « l’Anarchie » (1138 – 1153), à laquelle participera Henri de Tracy, petit fils de TURGIS de Tracy et fidèle soutien du roi Stephen.
L’évèque TURGIS ne verra pas cette dégradation des troubles ayant déjà pas mal secoué son épiscopat. Il décédara en effet le 6 ou 7 Janvier 1134 sans laisser de descendant (connu) et sera enterré paisiblement dans sa cathédrale.
On note qu’en 1172, le puissant roi d’Angleterre Henri II Plantagenêt (fils de Mathilde) viendra à Avranches pour faire amende honorable devant les légats du pape, pour le meurtre de Thomas Becket, archevêque de Canterbury, perpétré par Guillaume de Tracy (descendant de TURGIS de Tracy), qui avait ému toute la chrétienté.
On note également que TURGIS, évèque d’Avranches, est à distinguer d’un TURGIS d’Avranches, membre de la cour du roi Stephen, baron de Saffron Walden dans l’Essex, qui se soulèvera avec Mathilde contre Stephen pendant l’Anarchie et en paiera le prix – comme on le verra dans la prochaine chronique. La soeur de ce TURGIS, Denise d’Avranches, épousera d’ailleurs un seigneur de Subligny, montrant à quel point le patronyme était répandu dans la région à cette époque.
Le roman « Les Piliers de la Terre », à lire absolument, se passe pendant la guerre civile d’Angleterre et les protagonistes sont contemporains des Henri de Tracy, Turgis d’Avranches et autres seigneurs et prélats y ayant pris part. Le roman met parfaitement en lumière comment des barons cupides ou ambitieux profitèrent de la confusion pour saisir des biens, piller parfois leurs propres villages et brûler les églises et monastères quand bon leur semblait. Il passe toutefois sous silence l’intime relation existante à cette époque entre le sud ouest de l’Angleterre et la partie ouest de la Normandie ou des histoires tout à fait similaires ont très bien pu se produire.
2 réactions au sujet de « ABRINCIS »
Quand on fait ce genre de texte, on se renseigne. Des fouilles ont eu lieu sur le site de la cathédrale St André d’Avranches de 1970 à 1977 et ont révélé la 1ère cathédrale (Archéologie médiévale, 1982)
Bonjour,
Je ne suis pas sur que le ton de votre remarque soit bien approprié. Ces articles ne prétendent pas être un travail académique. L’emplacement de la cathédrale n’étant pas central dans mon propos, je ne me suis peut-être pas suffisamment renseigné en effet. Toutefois, en creusant un peu (sans jeu de mots), il semble que vous ayez participé à ces fouilles, ou du moins publié à ce sujet. Il est donc naturel qu’il vous tienne à cœur. Je vous invite donc a corriger l’article de Wikipedia sur le sujet s’il vous parait erroné. Je corrigera moi-même cet article quand j’aurai le temps d’y revenir.